Depuis la nuit des temps, on le dit mystérieux et médicinal. Arbre cosmique d’entre les mythologies, ami des dieux, des druides et des sorcières, il est aussi celui des hommes. Jadis il servit bravement tant l’agriculture que les armées puis l’élégance des maîtres ébénistes et des luthiers. Aérien et discret, le frêne est toujours là, dignement dressé depuis des siècles dans ce paysage où, un jour, s’est insinué le grand œuvre de Riquet.
Témoin des changements

Le frêne est une essence autochtone très présente sur notre territoire où il a accompagné les pas de l’Homme depuis la préhistoire, plus encore ses gestes, étant le manche de ses premières armes et outils. Guère connu ou reconnu aujourd’hui parmi les arbres emblématiques du canal du Midi, il est pourtant le fidèle compagnon de l’histoire de la voie d’eau. Modeste frère d’horizon d’ombre et de lumière, il a été le témoin et parfois aussi la victime des grands travaux, s’élevant souvent entre le canal et les rivières, comme en bord d’Aude ou encore autour du réservoir de Saint-Ferréol où trop près, voire sur le tracé-même du linéaire, il fut alors abattu.
Colbert en lutte contre la déforestation

Jusqu’au XVIIe siècle, à l’instar de ses semblables, le frêne, utilisé également pour ses feuilles comme fourrage pour le bétail, va subir le déboisement massif qui dévastait le couvert forestier de toute la France, réduit, depuis des siècles, comme peau de chagrin. Tant l'autorité royale, ecclésiastique que seigneuriale rejointes par les communautés villageoises, tous redoutaient de voir tarir cette ressource essentielle, revenu pour les uns et principal moyen de chauffage et de construction pour les autres. Chacun s’accusait, montrant du doigt qui les « grands propriétaires », qui le petit peuple, qui les activités pastorales ou celles aussi des défricheurs, moine et « entrepreneurs ». Les maîtres de forge, notamment du Vallespir, étaient parmi les cibles tant ils étaient gourmands du combustible qu’ils prélevaient dans tout le Languedoc-Roussillon. Cette force industrielle était bien connue de notre sieur Riquet, lui qui avait bien des soucis avec les miquelets révoltés contre le prélèvement de la gabelle en Catalogne. Ainsi donc tous coupables mais aucun responsable. Cela jusqu’à ce que Colbert donne un coup d’arrêt à cette déforestation massive par l’application de l’ordonnance qu’il rédigea en première forme d’un code forestier et qui fut promulguée en 1669 par Louis XIV. Hélas si notre ministre des finances s’attacha à replanter les forêts, il s’agissait avant tout de s’en servir pour les besoins de la construction navale. De ce fait l’exploitation de la forêt, certes mieux régulée, perdura et mit toujours plus à mal son écosystème.
Destrier des dieux, des ensorceleuses et des rêves

Arbre dit cosmique, le frêne, comme souvent également le chêne, est associé à l’arbre de vie, l’arbre (du) monde, celui qui relie chaque partie du cosmos, considérant un univers composé des mondes céleste, celui des dieux « bons », terrestre où vivent les hommes, et souterrain peuplé des dieux « du mal ». Cette allégorie métaphysique nous viendrait des Celtes. Elle reste très ancrée dans la civilisation nordique actuelle. Car si les druides la magnifièrent, ce sont les Vikings qui, dès le IXe siècle, s’en emparèrent offrant un allié au dieu

Odin. Grâce aux branches du frêne auxquelles celui-ci resta suspendu pour méditer, il comprit le secret de l’arc divin des runes (alphabet divinatoire). Les caractéristiques aériennes du port de cet arbre, dont les samares (fruits ailés) s’envolent au gré du vent pour se reproduire, ont alimenté la légende de tels pouvoirs en le désignant comme le bois de perfection afin que sorcières, ensorceleuses… songes et rêves s’élèvent dans la nuit, à la lueur de Séléné. Et ce n’est pas la romancière britannique Joanne Rowling qui démentira cette féérie. Dans la saga Harry Potter, elle cite en effet le bois de frêne pour fabriquer les baguettes magiques, celles dont les pouvoirs sont accentués grâce aux crins de licorne en leur cœur et qui ne peuvent être léguées à quiconque sous peine de se « désactiver ».
Signe des temps et des lieux
Notre arbre de légende qui fut, après avoir été abattu, massivement replanté tout au long du canal au XIXe siècle, est aujourd’hui considéré comme l’une des espèces arborées secondaires. Il est ainsi répertorié dans le cahier de référence des Voies Navigables de France pour une « approche patrimoniale et paysagère du canal du Midi, Jonction et Robine ». Pourtant le vigoureux « fraxinus » a été choisi pour participer à la campagne de replantation décidée suite au désastre du chancre coloré qui décime les malheureux platanes. Et il vient s’aligner sagement sur quelques berges dont celles de Villedubert. Par ailleurs, il est, voire reste, bien présent à différents endroits. Investi de son nom latin dérivé du grec phraxis, haie, clôture ou barricade, il vient signifier la limite du jardin d’une maison éclusière, là où, à la fin du XVIIe siècle, furent plantés les premiers arbres « marqueurs » des lieux essentiels à repérer sur le linéaire. Mais c’est surtout à l’état dit « sauvage » qu’il s’épanouit. Il complète alors en toute majestueuse liberté cette palette arborée, colorée et si vivante, que sont les bien-nommées « ripisylves spontanées », autrement dit les espèces d’une foisonnante forêt des rives, la ripa sylva bordant les milieux aquatiques et nécessaire à leur biotope. Au milieu des arbustes, le frêne a même tendance à dominer les bandes boisées naturelles et remplacer les aulnes glutineux et les peupliers grisards. La fraîcheur de son ombrage et son action racinaire pour maintenir les terres des berges sont maintenant très appréciées. Sa présence participe ainsi au développement des ripisylves et témoigne à la fois d’une réelle mutation paysagère de canal du Midi et de notre nature locale.
Alors au détour d’une balade au fil de l’eau, si vous en croisez un, n’hésitez pas à lui confier vos rêves. Il s’en fera le messager auprès des cieux… c’est certain!
Véronique Herman