Alors que chante le rossignol et que la brise emmiellée du printemps fait frissonner le miroir d’eau, la soie légère de ses jupons chiffonnés parsème de rouge l’histoire des hommes et des lieux dont ceux au fil de l’eau de notre canal du midi.

Lors de nos chroniques, nous avons déjà consacré plusieurs pages à l’histoire de cette ligne végétale qui se traça le long des berges du canal (dès le N°1123 de la Semaine du Minervois en septembre 2021). Alors que les francs bords étaient des terriers mis à nu et que le monde rural se disputait cette “chère glèbe sacrifiée au grand œuvre de Riquet”, nous y soulignions que les prémices de cette séculaire entreprise de plantation se fondèrent aux aménagements de vergers des maisons éclusières.
Au pré carré des éclusiers

Intimement attachés à la vie de femmes et d’hommes gardiens de la voie d’eau, de ses échelles et de leur franchissement par les bateaux, ces petits jardins “secrets” bénéficièrent des attentions particulières de l’arrière-petit-fils de Pierre Paul Riquet. C’est en effet lui, Victor-Maurice de Riquet, comte de Caraman, qui, dès 1764, fit du “pré carré des éclusiers” une priorité. Il décida en effet d’y développer l’arboriculture fruitière, dont il était passionné, avec la volonté de consolider cet appoint améliorant le quotidien du personnel dédié aux écluses et pouvant même représenter une source de revenu non négligeable. Comme nous l’avions mentionné précédemment, parmi les archives des Voies navigables de France se retrouve un état des plantations datés de 1766 où sont décrites les essences concernées. C’est ainsi que se retrouve cité parmi les figuiers, poiriers, pêchers et autres pommiers, un certain “pom(m)ier grenat”… qui n’est autre que le grenadier.
Aux noms d’histoire !

Car en effet, celui-là porte en les variantes de son nom tout un parcours né dans la nuit des temps. Dans “Origine des plantes cultivées” A. de Candolle précise en 1883, que cet arbre est originaire de Perse où sa culture y est reconnue dans la préhistoire. Celle-ci va s’étendre vers l’occident durant l’Antiquité et ensuite vers l’Orient jusqu’en Chine. Au XVIIIe siècle, lorsque notre comte de Caraman Riquet se penche sur les dites plantations, il est question de “Punica granatum” comme le désigne Linné. Du latin “granum” pour son fruit gorgé de grains, son vocable “punicus” rappelle que l’arbre fut introduit à Rome au temps des guerres puniques du IIème siècle avant notre ère (du nom de Poenus soit Carthaginois) sans oublier pour autant que le rouge écarlate de sa fleur se dit encore “puniceus”… du pourpre du sang versé mais aussi de l’amour et de la fécondité.
Divin fruit généreux aux mille graines
“Malum granatum” servait en fait à désigner tous les fruits à pépins. C’est ainsi qu’un Nîmois du nom de Jean Nicot, connu pour avoir importé le tabac, en fit la contraction et le nomma “le migrainier” produisant des fruits nommé “migraine” de la contraction de “mille graines”. Mais pas vraiment… car dans la religion hébraïque il s’agit de 613 graines exactement. 613 pour symboliser le nombre de “mitzvot”, ces commandements divins donnés à Moïse dont 365 “tu ne feras pas”, égales au nombre de jours dans l'année solaire, et 248 “tu feras”, correspondant aux membres du corps.
Aussi mythique que l’olivier

Si il s’est fait discret, notre grenadier se retrouve parmi les fruitiers sacrés déjà présents sur les bas-reliefs égyptiens du XVIe siècle avant notre ère. Il participe du “rafraichissement des âmes défuntes” pour les accompagner dans les passages vers cette autre “vie d’après” la vie. Dans les jardins suspendus de Babylone ou ceux, luxuriants, d’Alcinoos il est encore présent… comme dans mille autres. Adoré par Salomon, il est planté dans chaque verger près du temple de Jérusalem et ses fruits gravés dans la pierre viennent orner bas-reliefs et chapiteaux des colonnes. La générosité de son fruit juteux et de cette écorce qui rassemble des grains savamment “emboités” lui offrent cette aura symbolique d’union harmonieuse de la multitude, de la fécondité et de la fertilité. Le christianisme l’associera naturellement à Marie et à la charité chrétienne ainsi qu’à la force de l’Église et de son unité : “…une seule croyance des peuples divers…”
Cette fleur dite “balustre”
Très souvent oublié, le mot désignant la fleur du grenadier est celui de “balustre” ou “balaustes”. Longtemps, suivant son étymologie latine “balaustium” que citait Pline, il a même associé fleur et fruit, tous deux dessinés d’une même courbe, tel un réceptacle. Un calice où lors de la nouaison s’épanouiront les graines charnues. Et de cette forme ventrue le mot devint celui des colonnettes renflées puis de leur ensemble, relié par une tablette pour créer les balustrades ou encore, au siècle de Louis XIV, les ornements de majestueux fauteuils en bois sculpté.
Et au risque de vous donner la “millegraine”, nous pourrions ainsi poursuivre quasiment à l’infini les déclinaisons autour de ce grenadier mythique et millénaire.
En ce beau mois de juin vous le retrouverez, souvent, parsemant la nature de ces notes écarlates, et quelques fois encore aux jardins des éclusiers.
Véronique Herman