Meuniers et barquiers, aux vies menées au gré des flux de la voie d’eau, furent tant complémentaires qu’opposés dans leurs activités sur le canal du Midi. Tout en créant son œuvre, le sieur Riquet conçut pour eux l’essentiel afin de rendre efficace le travail de chacun. Pourtant le long ruban, irisé d’émeraudes et d’argents baignés dans la lumière occitane et au calme olympien parfois livré aux fureurs d’un Poséidon capricieux, décida toujours du rythme de leurs existences comme il contraignit le Baron de Bonrepos à lui adapter ses ambitions.

Si nous avons déjà signalé que Pierre Paul Riquet construisit « ses » barques et moulins dès les débuts des travaux du canal, il les évoquait déjà au temps de sa conception, les présentant comme des atouts pour exploiter les eaux. Il le précise, notamment dès 1664, dans ses correspondances suivies* avec le ministre Colbert alors qu’il défend le bienfondé de son projet tout en annonçant « la dépense plus grande » et les difficultés plus importantes qu’il ne les avait prévues.
Huit mois d’abondance
On peut ainsi lire que « …les eaux de la montagne Noire … ont été jugées suffisantes pour l’entretien du Canal de navigation proposé… » et que « la totalité des eaux desdites rivières pour tenir ledit Canal fourni ». Revélois d’adoption et passionné de « calcul de débit et de robinet », il a parfait ses connaissances en l'hydrographie de ces hauts reliefs et du bassin du Sor, une contrée où il pleut deux fois plus souvent que dans la plaine du Lauragais et où les lieux d’altitude au-dessus de 600 mètres reçoivent plus de 1300 millimètres par an. Dans ses lettres au ministre, il stipule ainsi que le pays par où ces rivières coulent est « arrosé durant huit mois l’an » et que « les eaux superflues que l’on sera contraint de laisser échapper… seront de force suffisante pour les moulins», ajoutant « et pour arroser les terres alentours ». Il va sans dire que l’esprit audacieux et entreprenant de Riquet ne peut se contenter de regarder « filer » l’eau vers l’Atlantique d’une part et la Méditerranée de l’autre. Cette abondance d’eau, dont les mouvements indissociables à la gestion du maintien d’un niveau constant pour la navigation des barques, s’impose donc comme une évidence providentielle pour actionner des moulins.

Pour quatre mois de sécheresse
Notre Biterrois connait également très bien le climat de son Languedoc. Et à ces fortunées périodes où l’eau abonde il oppose celles où le soleil brûlant fait loi et que l’or bleu vient à manquer, saison pour laquelle il prévoit des réserves en de fameux bassins de retenue. « … afin que semblable avantage se puisse rencontrer pendant les quatre mois de la sécheresse, il a été jugé nécessaire de faire en hiver quinze ou seize magasins d’eau dans des endroits très favorables qui se rencontrent dans la dite montagne et sur le courant desdites rivières ». Rappelons ici que c’est « aux sources du canal » qu’en 1667, il réalisa le fameux « Réservoir » en créant le lac de Saint-Ferréol qui fut alors le plus grand barrage d’Europe.
Ingénieux mais coûteux…
Si Riquet affirme que « cela peut se faire sans difficulté », il n’hésite pas à avertir que ce sera « non sans dépense » ! Il lui faut effectivement prévoir entre autres de nombreuses et imposantes « chaussées », à l’instar de celle de Coudières qu’il réalisa en pierres sèches sur la Rougeanne et qui lui servit de « galop d’essai » pour accréditer son projet, essai concluant qui sera renforcé par un deuxième exemple avec la rigole de la plaine, captant les eaux du Sor et confirmant l’efficacité de son ingénieux système d’alimentation. Revenant à ses moulins, il insiste aussi auprès de son intercesseur royal en ces mots pour réitérer sa foi et son engagement « l’espoir des avantages qu’on en espère doit rendre ces obstacles de peu de considération, l’invention de ces magasins rend la navigation du canal perpétuel, et fait les arrosemens, et aller les moulins à la coutume ».
Aux portes de puissantes chutes d’eau

À l’époque, notre brillant bâtisseur imagine alors ces fameuses installations à moudre le grain couplées en amont et en aval d’écluses judicieusement choisies. Comme déjà signalé, c’est avant la première et après la dernière porte qu’il positionne ses moulins, bénéficiant de la déviation d’un flux puissant durant les fermetures des vantaux. Et ces portes, initialement, il les veut extrêmement hautes afin que chaque transport d’eau soit optimisé. La gageure est de « monter » en biefs réguliers depuis Toulouse, à 135 mètres d’altitude, jusqu’aux 193 mètres du seuil de Naurouze et, inversement, d’« avaler » jusqu’à la Méditerranée. Il annonce pour cela qu’il projette « qu’il y ait neuf pieds (2,925 mètres) d’eau dans ledit canal, et par conséquent dix-huit pieds (5,85 mètres) dans les écluses quand elles sont pleines ».
Un escalier de marches hautes
Pour ce faire, il prévoit d’imposants bassins rectangulaires, au radier profond, véritables escaliers d’eau bravant les dénivelés qu’il veut franchir, d’un lieu à l’autre, en une seule « marche » des plus hautes. Cette hauteur qualifiée « d’extraordinaire » fut l’objet de controverse avec M. de Bourgneuf, Conseiller, Ingénieur et Géomètre du Roy, chargé du Canal Royal du Languedoc (qui fut également actionnaire du Canal de Briare). Celui-ci « faisoit quelque difficulté » aux prétentions de notre ambitieux Riquet qui, nonobstant, parvint à le convaincre… Pourtant, avec le temps et les aléas du chantier, il lui fallut rajuster ses exigences à l’instar des écluses à bajoyers rectangulaires que, face à la pression des terres, il transforma en elliptiques et aux vastes bassins uniques qu’il remplaça par des chambres doubles, triples et parfois même quadruples en les munissant de portes intermédiaires.
Passent les barques s’arrêtent les moulins

On peut dès lors aisément imaginer que lorsqu’arrive une barque et que doivent s’ouvrir les vantaux, notre meunier n’est pas à son affaire: non seulement il lui faut abandonner son grain pour courir à l’écluse et actionner portes et ventelles (vannes) mais de plus, sous ses yeux, il voit filer, dans le bassin, l’eau de « son » canal d’amenée voire alors s’arrêter les roues horizontales de son moulin… Tout cela quand il ne faut pas aussi s’occuper des chevaux de halage ou encore des voyageurs qui, à l’époque, sont contraints de débarquer. Ah ces barquiers qui passent n’apportent guère d’eau à leur moulin même si parfois ils portent du grain à moudre!
Véronique Herman