
Voûte végétale, séculaire et majestueuse en danger, qui, aujourd’hui en proie aux assauts du chancre coloré, agonise. Tout en perdant cette arche royale de verdure, qui s’efface « de lieue en lieue » sur le miroir d’eau, notre canal du Midi retrouve là son visage juvénile, originelle « Jonction des Deux Mers » dénuée de frondaison, envahie de blé dur et d’herbes folles. Et pourtant, il s’agit bien de replanter pour lui faire recouvrer sa superbe, celle d’un autre temps, celui des platanes en majesté, et de lui conserver son titre de « Patrimoine mondial de l’Humanité » que lui conféra l’UNESCO en 1996.
Si dès le 15 mai 1681, hommes de la terre, manants et gueux, femmes et enfants rejoignent les berges du canal pour se mêler à une foule de bourgeois, de nobles et de religieux, tous pressés de suivre les barques inaugurales, chacun semble s’étonner « d’admirer un si surprenant spectacle et de voir passer une flotte en des lieux où l’on avait peine autrefois à trouver l’eau… ». Comme le fait remarquer la relation écrite de ces dix jours de célébration d’ouverture du canal, le génie de « l’affaire » occupa ainsi toutes les attentions. De lui seul irradiait la beauté des lieux, le paysage paraissant demeurer dans sa modeste banalité agricole. Deux ans plus tard lors d’une seconde inspection générale officielle, on apprend simplement qu’il existe des « talus bien gazonnés, de part et d’autres, couverts d’une belle verdure », les archives confirmant des terres mises en culture ou semées d’herbe.

L’appel du pain et du vin
Comme nous l’avons vu précédemment, les trois quarts des milliers d’ouvriers et ouvrières embauchées par Riquet, sur son immense chantier, proviennent du monde paysan. Ce qui ne manque pas de lui donner bien des tracas, chaque été et chaque automne, la majorité ne résistant pas à l’appel des moissons et des vendanges. Le pain et le vin sont en effet pour eux des valeurs nourricières assurées, quasi universelles et ataviques. Face à ces désertions saisonnières massives, notre homme du canal doit tant recruter qu’augmenter les salaires afin de retrouver un peu de main-d’œuvre. De plus il paye y compris le dimanche et les jours de pluie voire même de maladie… Autant de raisons de contenter les uns mais de mécontenter les autres… les propriétaires qui voient en lui un fameux concurrent : non seulement il perturbe l’emploi mais il est aussi le responsable, avec son canal, du « déchirement» de leurs champs et de leurs domaines couper en deux! Sans parler de toute cette surface de terrain de part et d’autre de la voie d’eau, qui n’est même pas exploitée.
Une France agraire
Ce monde–là est avant tout celui de la paysannerie à l’image de la majorité de la population du territoire du national. Vauban en 1686, dans « La dime royale » considère la France comme le premier état agricole d’Europe et le Languedoc (Haut et Bas compris) comme la première région du pays avec pour richesse économique essentiellement ses champs de blés et de céréales (ainsi qu’avec ses vignes, mais dans une moindre mesure à l’époque). Leur commerce avec les provinces voisines mais aussi avec les villes et les pays rapporte et permet de payer la taille au collecteur. Du Lauragais à l’Albigeois et dans la plaine narbonnaise, dans tous les diocèses languedociens, même sur les terres les moins fertiles, on sème et on plante massivement surtout des céréales, de ce blé dont on fait le pain. Et comme le révèle l’étymologie « com et panis », il est ce pain que l’on met en commun, celui que l’on rompt avec le « compagnon » des bons et des mauvais jours. Individuellement, il est impératif pour chacun de subvenir à la nourriture de sa famille et de son bétail, quitte à être né pour sa peine comme le montre la gravure de L.Guérard. De cette époque reste aussi le dicton populaire occitan lancé par Olivier de Serres, ce protestant ardéchois dont les écrits agronomiques furent largement diffusés au XVIIe siècle : « Fasse qui voudra la meynado Mas que lou bouvié sio en l’arado » « Pourvu que le laboureur marche, le ménage s’entretiendra ».

Un revenu appréciable pour les héritiers de Riquet
C’est donc dans ce mouvement agraire ambiant que les héritiers de Pierre Paul Riquet firent cultiver les francs-bords, ceux-là mêmes qui avaient servi à déposer les terres lors du creusement du canal. Pratique culturale que regretta Vauban en 1686, estimant que les terres régulièrement labourées risquaient dès lors d’être instables, pouvaient glisser dans le canal et encourager son ensablement. Mais les descendants Riquet persévérèrent dans leur entreprise, au moins jusqu’en 1690, car dans un mémoire évoquant Jean-Mathias, fils aîné de Riquet, il est question des revenus non négligeables des francs bords surtout en regard des lourdes dettes laissées par leur père. La fin du XVIIe siècle verra alors d’autres idées de plantations dont nous vous parlerons la semaine prochaine.
Véronique Herman