Modestes et précieux, tendres et durs, lumineux et sombres, tous deux sont nourriciers et fils du vent. Leurs cernes ont les rides des temps géologiques et humains qu’accompagne une musique, celle de leurs ondes, subtiles, sous l’écorce.
Ce duo-là se nomme frêne et érable. Ils se déclinent sous bien des formes. Une soixantaine pour le premier, présenté lors de notre chronique précédente, plus d’une centaine pour le second. Et dans leur genre, fraxinus ou Acer, nous ne pouvions les dissocier tant la nature, l’histoire, l’art et la mythologie les relient.
Déjà là…

Comme nous l’avons déjà souligné, la majorité des historiens et spécialistes de Pierre Paul Riquet s’accordent à dire que notre génie du canal Royal du Languedoc ne manifesta guère d’intention esthétique concernant l’environnement végétal de son grand œuvre. Il faut constater que ce dernier est, par essence, « de toute beauté », tant par ses ouvrages d’art que par son linéaire, décidé de façon pragmatique par son créateur et qui, de la sorte, souligne si élégamment la sinuosité des courbes de niveau du paysage. Mais encore… notre baron de Bonrepos l’aurait-il souhaité en aurait-il eu le temps? Cependant si la voie d’eau, à sa mise en navigation en 1681, n’était bordée majoritairement que de terriers nus, l’érable comme le frêne se trouvaient déjà là, non loin.
Arbres « spontanés » bienveillants En croissant naturellement au bord des fleuves et des rivières, ils avaient leur rôle à jouer. Ils faisaient en effet partie de cette végétation spontanée qui, de ses racines, maintient terres et limons, empêchant le lit des cours d’eau d’être dévié lors de crues ou sous l’érosion des berges. Jadis, cette bienveillance naturelle fut « entretenue » par l’homme pour limiter par exemple les risques engendrés par l’Aude et le Fresquel, sujets à d’importantes fluctuations saisonnières et ayant tendance à se rapprocher dangereusement du canal, le menaçant particulièrement. Un rôle souligné en 1778 par cet homme des Lumières qu’était l’encyclopédiste Jérôme Lalande et qui ne manque pas de nous éclairer comme de nous interpeller sur son utilité, très actuelle!
Le lien antique des noms
Dans l’étymologie-même des noms de ces deux essences les liens se tissent très aisément. Le frêne issu de Fraxinus pose ainsi ses racines sur deux origines grecques, du mot phraxis signifiant clôture ou haie, fermant un lieu, et du nom fragor, la fracture voire l’éclair du tonnerre qui fend le ciel, l’arbre ayant la réputation d’attirer la foudre. Et pourtant le peuple d’Athènes désigna d’abord notre Fraxinus du nom de Melia, en référence à sa sève sucrée comme le miel, qui inspira les Méliades du frêne, ces « Nymphes méliennes » du poète Hesiode. Quant à l’érable, il est bien question également de dureté, de solidité comme du tranchant, puisque celui-ci fût nommé Acerabulus par nos ancêtres gallo-romains. Acer fait référence à l’acier du celte « ac » et à ses qualités qu’ils leur permettaient d’en sculpter des lances pointues… et acérées. Tandis que abulus désigne le pommier, arbre « nourricier ». Érables, comme frênes, ont en effet servi leur feuillage en fourrage depuis ces temps lointain où l’homme devint éleveur. Quant à l’évocation d’une sève sucrée « commune » avec le frêne, l’érable à sucre du Canada n’en est qu’une savoureuse preuve imparable.
Acteurs de la guerre de Troie

Ce serait le poète Virgile qui le premier attribua au Melia le nom romain de Fraxinus, frêne solide et puissant qui devint le bois de la mythique lance offerte à Achille par le bon centaure. Ce même Achille que l’on retrouve dans l’Iliade et l’Odyssée d'Homère et ainsi au cœur de la Guerre de Troie... dont les récits de l'Iliade rapportent que le fameux cheval fut fabriqué en érable! Érable dédié au dieu Phobos, divinité de l'épouvante, fils d'Arès dieu de la guerre et frère de Delmos, dieu de la frayeur, ce qui n’est pas sans rappeler les allégories d’éclair et de tonnerre liées au frêne. Par la voix du poète, la face cachée de nos doux fils du vent, aux samares ailées emportées dans les airs, les transportèrent donc au sein du plus épique et mythologique combat.
Duo de charme à l’italienne
Que ce soit Louis XIV ou notre bon Riquet, tous deux furent fascinés par la beauté, les arts et les techniques d’une Italie brillante de sa Renaissance. Les ouvrages hydrauliques et les canaux inspirèrent ainsi le créateur de notre canal du Midi, notamment l'aqueduc de Molgora (canal de la Martesana) près de Milan qui évoque le pont-canal du Répudre. Le roi Soleil, lui, tomba particulièrement sous les nombreux charmes des arts italiens depuis l’architecture jusqu’aux verreries, en passant par les étoffes, les draps mais aussi les meubles en marqueterie. Et là encore nous retrouvons frêne et érables puisqu’ils sont les matières de prédilection pour la technique « d’écaille », par découpe et superposition de différents bois aux variations de teintes naturelles ou brûlées, une audace parfaitement maîtrisée par son « inventeur », l’ébéniste de la cour, Charles Boulle. Celui-ci avait été désigné au roi par Colbert comme « le plus habile dans son métier » et devint le premier grand ébéniste du mobilier français des XVIIe.
D’une précieuse musique vénitienne

Comme évoqué la semaine dernière, c’est aux luthiers italiens, dont les maîtres de Crémone, que la musique doit cet extraordinaire « son de Venise », merveilleuse capacité acoustique des instruments sortis de leurs ateliers dès le XVIIe siècle. A cette époque l’Italie, en guerre continuelle avec la Turquie, se fournit en nourritures, en armes mais aussi en bois, grâce à sa bonne entente avec la cité-république indépendante de Dubrovnik. Ces marchandises souvent de moindre qualité provenaient parfois même d’Egypte, souvent abîmées durant le long chemin parcouru avant d’arriver à Venise. Or l’érables et le frêne faisaient partie de ces bois. Et les besoins étaient grands tant sur les chantiers navals que dans la cité vénitienne perchée sur ses piliers. Les troncs étaient stockés immergés dans les eaux d’un lac près de la ville. Les luthiers profitaient de l’été pour y acheter leur matière première à bas prix, n’hésitant pas à acquérir des bois délaissés car envahis de bactéries friandes de la sève sucrée de nos deux essences désignées. Devenus plus légers, par la perte de substance due à ce phénomène, mais aussi plus denses et plus flexibles, ils déteanient la qualité de mieux respirer avec la table (membrane) de l’instrument créé. La caractéristique de la déformation des cernes de croissances des frênes et érables, dits alors « ondés » et dont les motifs sont visibles au dos des violes, violons et violoncelles, s’ajouta à cet étonnant et exceptionnel résultat auquel Stradivari et ses disciples offrirent une âme incomparable… en lettre de noblesse pour nos deux arbres,« essences secondaires sur le linéaires du Canal du Midi » mais qui font aujourd’hui partie de la campagne de replantation (frênes à Villedubert et érables planes plus en amont entre Laval et Naurouze)
Véronique Herman