A force d’entreprendre puis de flirter entre conservatisme religieux et libre pensée, entre libéralisme économique et progrès social, et ainsi de brouiller les cartes au nom de la République, voilà comment, en 1898, un homme d’affaires en politique se voit annuler son élection… et Narbonne s’envoler les grands espoirs d’un port providentiel et le Languedoc la perspective d’un nouveau “canal des deux mers”.

Notre précédente chronique vous a présenté brièvement les grandes diagonales de la vie trépidante et très éclectique de cet homme singulier que fût Edmond Bartissol : un audacieux “entrepreneur”, figure emblématique de son siècle en pleine Révolution industrielle, qui, depuis un premier succès aux législatives de Céret (Pyrénées-Orientales) en 1889, mena une carrière politique en intermittence. Tout en déclarant qu’il n’appartenait “à aucune coterie” et que “les efforts” devaient “tendre à la concorde et à la cohésion parmi les fractions du parti républicain”, lui, franc-maçon, membre d’une des très anciennes loges perpignanaises (“Saint-Jean des Arts de la Régularité”), fleurtait avec le cléricalisme conservateur alors qu’avaient lieu les grands affrontements entre l’Eglise et l’État. La tête dans les “étoiles” de ses grands projets de bâtisseur, il semblait en effet ainsi se jouer d’un quasi-syncrétisme, entretenant la confusion, par complaisance, souvent, par opportunisme, sans doute, et par attentisme, très certainement.
Relier les mers

De l’itinéraire de ce “fils prodige” de Portel-des-Corbières, nous allons oublier le chemin de fer dont il équipa le Portugal, les grands travaux en Espagne, au Mozambique, mais aussi la création de différents ports ou encore du système de production hydroélectrique dont il va pourvoir les Basses-Pyrénées, puis encore les châteaux et les “folies vigneronnes” en Languedoc ou son fameux apéritif “tonique et revigorant”, bref, et de multiples “etc”. Nous mentionnerons pourtant la présence de ce “non-ingénieur très ingénieux” sur le chantier du canal de Suez. C’est, en effet, en vivant l’impressionnant creusement de cette voie reliant deux continents, ouvrant la porte entre Méditerranée et Mer Rouge par le Golfe de Suez, que notre Bartissol se mit lui aussi vouloir créer des voies maritimes et fluviales par-delà les terres, “réimaginant” un canal du Midi en “son” pays.
Inciter les décisions “royales”
Le 11 mars 1893, le député Edmond Bartissol veut être le “maître d’un grand œuvre national” ! Il garantit un nouvel essor commercial, économique et militaire incontestable, annonçant que très vite plus de 10 millions de tonnes de fret pourraient y être transportées. Flattant “les gouvernants de la France” à l’instar du Roi Soleil par Riquet, il dépose une proposition de loi à la Chambre en faveur d'un canal maritime de l'Océan à la Méditerranée. Il le nommera “canal des Deux-Mers”. Les déclarations de Ferdinand de Lesseps viennent le soutenir : “De même que le canal de Suez (dont il est fut le constructeur NDLR) est venu avec raison remplacer le canal ensablé des Pharaons, le canal des Deux-Mers doit prendre la place de l’œuvre aujourd’hui insuffisante de Riquet”.
De l’Orient à l’Occident
Bartissol prévoit un trajet différent de celui du canal du Midi. Il conçoit plusieurs axes dont une liaison vers Paris où se situerait un “port de mer” et un canal de jonction du Rhône à la Méditerranée. Notre homme a, en fait, le souhait d’ouvrir une “autoroute fluviale” s’inspirant du projet imaginé par A. Dupeyrat qui, en 1861, déclarait fonder “le prolongement de l’isthme de Suez pour relier l’Orient à l’Occident”. L’idée avait alors recueilli bien du succès… et même que, en 1889, un certain Ernest Ferroul, nouveau député socialiste narbonnais, soutenu par Jean Jaures, avait lui aussi “déjà”signé la résolution de la constitution d’une société d’exploitation de ce nouveau canal. Mais le coût de la réalisation d’une telle entreprise s’avère très élevée… trop élevée (évaluée à760 millions de francs-or *) ! De plus en Roussillon, les habitants peu concernés par cette nouvelle voie fluviale hors de leur territoire et sceptiques face aux prétentions “nationales” de leur député vont le sanctionner aux urnes. Bartissol perdra son siège de député… et il n’y aura pas de nouveau “canal des Deux-Mers”.
Des Égyptiens aux Romains

Mais notre homme n’est pas à se laisser abattre. De cette double défaite, il rebondit et “s’attaque” à Narbonne, où, en 1898, candidat du Congrès Républicain, il se présente contre le maire en place, Ernest Ferroul. Bartissol clame sa première promesse : la création d’un port. Mener campagne en politique est en effet pour lui s’appuyer sur ce qu’il connaît le mieux : ébaucher des projets hors normes et très ambitieux. Très inspiré par la romanité de la Narbonnaise, il va alors exposer, haut et fort, la perspective de la “refondation” d’un havre de commerce et d’échanges avec un avant-port, à l’endroit même où l’Antique ville de Narbo Martius possédait le sien. Les lieux situés au grau de la Vieille Nouvelle, là où l'embouchure de l'Atax (l'Aude) au sud de Narbonne communique avec la mer par ce passage étroite du lac Rubresus, sont ceux qui, aujourd’hui, font l’objet d’une mise en valeur au travers du grand mouvement culturel et patrimonial imprimé par le musée Narbovia.
Quand Bartissol s’ensable…
L’argument de poids qu’avance Bartissol pour ce fameux port est d’éviter l’ensablement que connaît alors Sète ou Port La Nouvelle, suite aux courants d’une part du Rhône et d’autre part d’Espagne. “Mais ces deux courants meurent au Grau de la Vieille Nouvelle” clame-t-il. Il prévoit encore des liaisons avec les lignes du chemin de fer, alors en plein développement, et pour éviter les crues dévastatrices de l’Aude, de creuser un canal maritime. “Les siècles ont détruit cet éclat passager que l’antique Narbonne offrait à l’étrangers” peut-on lire dans “Voyage dans les départements de la France” de J. Lavallée et Louis Brion. Et Bartissol veut rendre sa superbe à la ville pour qu’elle devienne aussi florissante que Marseille ou que les ports sur l’Atlantique. Pour lui le financement de ces grands travaux se fera grâce au commerce. Il annonce que l’exportation de la très importante production de vin de l’Aude, qu’il évalue alors à 6 millions d’hectolitres, permettra d’assumer les dépenses. Face à d’aussi belles perspectives les Narbonnais vont suivre cet homme à la dynamique contagieuse. Bartissol sera élu, certes ! Mais pour peu de temps car Ferroul et la mouvance socialiste vont l’accuser de fraudes, le soupçonnant d’avoir “acheté” des votes. Après d’importants conflits, le scrutin sera alors invalidé et l’élection annulée… le projet du port disparaîtra lui aussi, comme englouti dans des sables mouvants et Bartissol poursuivra sa route en d’autres horizons, vers Panama ou encore à Fleury-Mérogis où il deviendra maire. Il décédera à Paris le 16 août 1916.
Véronique Herman