Des brins qui s’enchevêtrent et créent ensemble une corde, longue et solide, une corde à nœuds infinie qui se déroule depuis la nuit des temps, depuis que l’humain créée, façonne et apprivoise cette fibre végétale nommée chanvre. Chanvre qui nous ramène au canal royal du Languedoc et à ses bateaux.

Précédemment nous évoquions l’arsenal de Rochefort, sur l’estuaire de la Charente, comme premier port français à bénéficier d’un emplacement nommé « cale de radoub », muni de l’ingénieux système de fermeture amovible rendant possible la mise au sec des bateaux pour les travaux de carénage. Cette fameuse « forme anglaise » (d’origine britannique) comme dira Colbert ! Et c’est en ce même port, le « Versailles de la mer » du Roi Soleil (là où se découvre aujourd’hui la reconstitution de la frégate Hermione), que ce même Colbert fonde la « Corderie Royale ». Nous sommes en 1666 alors que Pierre Paul Riquet voit ses rêves devenir réalité, avec la signature de l’édit royal annonçant l’accord de Louis XIV pour la construction de « son » canal Languedoc, et de ce fait que se dessine aussi la création des premières barques fluviales spécifiques à la voie d’eau.
Petits brins de grande mémoire
Ce qui va lier et relier ces faits et lieux, qui va nous conduire d’un point à l’autre, ce sont ces fins brins de chanvre, domestiqués par l’Homme depuis le néolithique avec lesquels se façonnent draps et vêtements, cordages, câbles et échelles ainsi que haubans et voiles, quand ils ne servent pas à calfater les bateaux, intervention cruciale pour garantir l’étanchéité des coques et des ponts. Et c’est alors que cette plante, éponyme de la fibre textile qu’elle compose, devient le centre de tous les intérêts. Le XVIIe siècle est en effet la scène de bien des convoitises dont celles de la suprématie politique, militaire et économique tant navales que fluviales. L’utilisation massive du chanvre en fait dès lors un matériau très stratégique (par exemple sur mer, pour un navire moyen, se comptent environ 70 tonnes de cordages et 6 à 8 tonnes de voile *), et justifie la mise en place par notre ministre Colbert de mesures protectionnistes sur les importations de ce végétal et de sa production.
Un argument de plus pour Riquet et Vauban

A l’instar du lin à la même époque, les besoins étant tels que la culture du chanvre, qui aime les sols humides, s’étend et se développe en Occitanie, particulièrement en Lozère, en Aveyron et dans le Lot mais également en Lauragais, cette terre à céréales que l’on dit nourrir et habiller ses gens. Ainsi parmi les arguments de poids faisant mouche aux yeux de Colbert celui du commerce du chanvre a pesé en faveur des ambitions de Pierre Paul Riquet, avec son canal royal des deux mers, mais aussi plus tard vis-à-vis de Vauban. C’est effectivement en 1686, que ce dernier imagina creuser un canal du Roussillon, pour relier le Languedoc à cette nouvelle province conquise. Par la création de cette voie, il projetait le ravitaillement des troupes et des animaux d’élevage, le transport du poisson frais depuis le port de Canet vers Toulouse, par barques de voiture qui apporteraient également les toiles de Silésie, le chanvre, le fil, le métal. Il suggèra encore les services d’une barque poste rapide et peu onéreuse. Mais jugé trop coûteux, l’ensemble du projet n’eut aucune suite.
Le chanvre et les barques

Grâce à l’évolution de techniques, toiles et cordes obtenues avec le chanvre sont devenues plus solides, légères et souples. Ce matériau de brins qui s’entremêlent en torsion permet des longueurs immenses tout en conservant une importante résistance. Castelnaudary conserve encore la mémoire des derniers « cordiers » ou « ficeleurs », dits de Saint-Roch, qui, jusqu’au début du siècle dernier tressèrent les brins de chanvre pour fabriquer les cordes servant à la traction des barques, à l’amarrage et aux cargaisons. Le chantier de construction des bateaux au grand bassin fut, par essence, le lieu où se trouvait ce métier spécifique. Les cordiers passaient un contrat d’usage de trois ans, les autorisant à s’installer à côté de la maison éclusière de Saint-Roch. C’était dans un atelier long de 190 mètres sur 60 centimètres de largeur que l’artisan rangeait son matériel après avoir tressé ses cordes, muni d’une manivelle et d’un bâton supportant le chanvre, tout en marchant à reculons au bord du canal. De ces tresseurs de chanvre il ne reste que le souvenir et les outils… mais qui sait, notre Pétassou avec son costume en lambeaux de chanvre porte-t-il encore les traces de leurs âmes entremêlées.
Véronique Herman
*Sources professeur agrégé d'histoire S. Allegret