
C’était il y a quelques années. Je m’étais rendu avec mon ami Michel Piquemal à Colombières-sur-Orb, au pied du Mont Caroux, pour apporter à Guy Bechtel les premiers exemplaires de son superbe roman Le siècle de Tégédor, que nous venions de rééditer aux Éditions du Mont.
Nous avions prévu d’inviter Bechtel au restaurant et d’y convier aussi son complice et voisin Jean-Claude Carrière. Nous nous délections à l’avance des souvenirs que ne manqueraient pas d’échanger les deux écrivains, auteurs de plusieurs ouvrages en collaboration, dont le monumental Dictionnaire de la bêtise.
Mais Bechtel en décida autrement : « Non, je n’irai pas au restaurant avec Carrière. Il va parler tout le temps, et comme j’entends mal, dans le brouhaha du restaurant ça va m’agacer. Vous allez rester manger ici avec moi, puis vous irez prendre le café ou le digestif chez Carrière ».
C’est ce que nous avons fait. Chez Jean-Claude Carrière, attablés sur la terrasse de sa maison, nous avons bavardé longuement. À un moment, le regard de Carrière s’est posé sur une murette de pierres sèches ceinturant le parc. « Il y a longtemps, j’avais sympathisé avec une couleuvre, sourit-il. J’allais m’asseoir sur la murette et elle sortait d’un trou ou de derrière une pierre. Elle restait un moment près de moi, à se chauffer au soleil. Je lui avais même donné un nom : Monica… » Le serpent familier eut une triste fin. Un jour Carrière vit un grand rapace, un milan probablement, plonger sur la murette et repartir dans le ciel, suivi d’une sorte de gros ruban qui gigotait. C’était la pauvre Monica.
Un peu plus tard, Carrière sort d’une boîte une poignée de vieilles photographies. Sur l’une d’elle, un beau jeune homme sur un cheval blanc, dans une rue de village. « C’était à Colombières, Jean-Claude ? » « Oui. » « Et tu aimes toujours les chevaux ? » « Si j’aime les chevaux ? Mais je sais même les diriger ! Je dois être le seul écrivain vivant capable de labourer une vigne avec un cheval attelé d’une charrue ! »

Ainsi se passa l’après-midi. Il y a dix ans, en 2011, Jean-Claude Carrière avait publié un livre dans lequel il prétend dialoguer avec son ami disparu Luis Buñuel, dont il a scénarisé les plus grands films.
« Notre vie s’achève-t-elle dès qu’on commence à la raconter ? » se demandait-il alors. Et de conclure : « Luttons sans fin contre le silence et la mort. Ne jamais avouer à qui que ce soit : mon histoire est finie. Ou alors, si elle est finie, la recommencer ».
Pour Jean-Claude Carrière, Buñuel n’était pas mort, puisqu’il continuait à lui parler, allant jusqu’à partager avec lui quelques tranches de jambon, arrosées d’un bon vin de rioja.
Désormais, c’est en sa compagnie que nous continuerons l’histoire. Et puisque le vieil écrivain citoyen du monde s’est, semble-t-il, absenté, c’est avec le jeune cavalier de Colombières que nous la recommencerons.
Références des ouvrages cités :
- Le siècle de Tégédor, Guy Bechtel, édition originale Robert Laffont 1963, édition Pylône 2008, réédition aux Éditions du Mont, 2016
- Dictionnaire de la bêtise et des erreurs de jugement, Bechtel et Carrière, édition originale Robert Laffont 1965, régulièrement réimprimée en version augmentée dans la collection Bouquins du même éditeur, jusqu’en 2014
- Le réveil de Buñuel, Jean-Claude Carrière, éditions Odile Jacob 2011
- A écouter : un entretien réalisé à Colombières par Denis Cheissoux sur France Inter :
https://www.franceinter.fr/emissions/co2-mon-amour/co2-mon-amour-14-septembre-2013