Oser désavouer Riquet pour s’en inspirer et construire un nouveau “canal des Deux Mers”, affronter un maire populaire et faire campagne contre lui en réclamant la création d’un port pour sa ville… Narbonne ! Voilà de bien grands desseins qui, réalisés, auraient sans doute modifié la face de notre “côte du Midi” en Languedoc et de la destinée de sa voie d’eau !

Et ces projets, défiant toutes les audaces en s’inscrivant sur un chemin tracé de déboires mais aussi de grandes réussites, sont loin d’être les seuls ! Effectivement, nous allons aujourd’hui commencer à soulever le petit coin d’un voile immense, celui de l’histoire d’un homme d’hier, un homme pressé, un boulimique d’innovations et d’entreprises, bondissant et rebondissant des deux pieds dans cette vie trépidante qu’anima, au XIXe siècle, la révolution industrielle… et la politique ! Il s’agit du député Edmond Bartissol, une personnalité hors du commun qui, loin d’être un archétype ou une exception, témoigne d’une époque où il imprima son nom parmi les entrepreneurs de travaux publics français des plus ambitieux.
Dans un buisson dense et touffu

Décrire en quelques lignes un tel personnage tient d’une gageure car c’est tout un livre qu’il faudrait lui consacrer, comme l’a fait Jean-Louis Escudier. Né en 1841, au sein d’une modeste famille nombreuse implantée depuis des siècles à Portel-des-Corbières, Edmond Bartissol ne laissera pas de biographie vraiment précise sur ses origines et sa scolarité. à plusieurs reprises, il se plaira à modifier ses déclarations, préférant, par exemple, décrire une lignée paternelle dans la viticulture plutôt que dans la maçonnerie comme c’était réellement le cas, ou encore s’imposer progressivement en génial autodidacte, loin du studieux ingénieur dont il invoquait jadis les diplômes. De sa patronymie, qui aurait pour origine le mot “bartas”, il semble avoir cultivé le côté broussailleux afin d’égarer ceux qui auraient voulu savoir ! “Quoi qu’il en soit”, comme l’écrit Escudier, “Bartissol n’a pas suivi d’études supérieures et, à ce titre, doit être légitimement rangé parmi les entrepreneurs de travaux publics formés sur le tas”, et nous ajouterons : “si pas ingénieur, il fut cependant très ingénieux”.
Aux horizons du rail et des bateaux

C’est dans le sillage de son frère Jean, maçon comme leur père, mais qui avait quitté Portel pour se faire un nom dans la profession, que notre fameux Edmond va forger ses premières armes. Et elles seront d’un acier aussi solide que celui qui, dorénavant, composera les rails (innovation de 1860) qui le mèneront de par le monde. Son aîné a en effet été chargé par la Compagnie des chemins de fer du Midi de la construction d’une partie de la ligne de Narbonne à Perpignan et il va embaucher son cadet sur le chantier. Suite à ce travail, Edmond sera engagé à la gare de Narbonne où l’histoire raconte qu’à ses temps perdus il dessina les plans du bâtiment destiné aux voyageurs. Fort d’une expérience enrichissante lui ayant appris le sens des responsabilités et l’esprit d’entreprendre, c’est en Égypte qu’il décide de s’en aller. Il a 25 ans et, sans s’inquiéter des dangers, il part à l’aventure rejoindre les ouvriers des grands travaux de percement du canal de Suez. à la hauteur des connaissances techniques qu’il va y acquérir, les amitiés qui y naîtront lui resteront fidèles jusqu’à la fin de sa vie.
La frénésie de la construction
Cette période de sa vie paraît très décisive pour la suite car c’est après l’Égypte qu’il s’engage et emporte d’important marchés de travaux publics en France mais surtout en Espagne, au Portugal, en Grèce, etc. La liste ne peut être exhaustive tant Edmond Bartissol manifeste une frénésie de la construction. Immeubles, cités, ponts, tunnels, voies du rail et du fluvial… Il entreprend à tout va et partout. Pour exemple, Lisbonne lui doit son métro, Salonique son port tout comme Leixoès, et Perpignan sa première centrale électrique, ville dont il devient le fournisseur exclusif d’électricité. Rien ne lui fait peur. Pas même les crises financières, qu’elles soient personnelles ou conjoncturelles. Quand il se retrouve en difficulté, il montre une faculté impressionnante pour rebondir, tirant profit d’investissements improbables, comme il le fit au Mozambique. Et se doublant d’une respectable réputation professionnelle qui lui assure une crédibilité auprès des banques françaises, il se donne les moyens de mieux se relancer dans de nouvelles aventures.
Diversité à foison

Un autre atout dont use Bartissol, c’est sa capacité à se diversifier. Les exemples sont multiples, certains très ambitieux, d’autres plus anecdotiques, comme celui de créer, à son retour de Suez, une fabrique de papier à cigarette. Devenu propriétaire de vastes domaines en Roussillon, il va alors investir dans la vente de vin. Mais décidé de se dissocier du négoce courant, il fonde, à Banyuls, un groupement professionnel, le “syndicat de propriétaires” et il devient éponyme du célèbre apéritif Bartissol qu’il produit avec 442 propriétaires adhérents. Par la suite, en 1906, il projette aussi de mettre en place un “trust des vins naturels du Midi”, une perspective accueillie avec chaleur par les viticulteurs alors que la crise viticole se profile à l’horizon tout proche. Dans les mêmes années, il va acquérir le château d’habitation et sa “folie vigneronne” de Ventenac-en-Minervois (qu’il revendra à Jean Meyer dont nous vous avons parlé dans notre chronique précédente) mais aussi le château de Sériège à la frontière entre Aude et Hérault.
À toutes ces intenses activités, Edmond Bartissol adjoint, et cela depuis bien des années, celles de l’homme politique. Député de belle notoriété aux côtés des républicains modérés, il essuie pourtant les revers de quelques déboires dans les Pyrénées-Orientales. Qu’à cela ne tienne ! Il s’en va donc en 1898 convoiter Narbonne où il se présente contre le maire en place, le docteur Ferroul. Et c’est alors qu’il fait reposer sa campagne électorale sur de grands projets de développement pour la ville, dont un port, et pour tout le Midi, avec un nouveau “canal des Deux Mers”. De grandes ambitions qui devraient se réaliser car, à la sortie des urnes, notre homme est vainqueur !
Mais puisqu’il nous fallait bien cette longue présentation en préambule d’un si vaste sujet, nous vous réservons la suite de cette saga du sieur Bartissol dans notre prochaine chronique.
Véronique Herman