Sur la paisible “grande retenue”, alors que la voie d’eau trace son ruban sans aucune échelle à franchir, offrant un parcours majestueux, du Minervois au Biterrois, à la rencontre de quelques ouvrages d’art des plus somptueux pour en faciliter la navigation, se révèlent bien des inconvénients, ceux nés de cette bien trop grande et longue tranquillité.

Les revers des avantages du plus grand des biefs du canal du Midi, dont ceux déjà évoqués lors de notre chronique du 6 mai 2021 (n° 1105), ne se révélèrent qu’à l’usage, c’est-à-dire après sa totale mise en eau (en mai 1681). Pierre-Paul Riquet ne se douta très certainement pas à quel point la prouesse technique qu’il réalisait avec ce futur miroir d’eau à la parfaite horizontalité en continu, rendant plus efficace la “glisse” des barques de patron (elles purent effectivement y atteindre la vitesse de 10 km/h) réserverait très vite de désagréables surprises à ces successeurs.
Retour sur l’itinéraire d’un défi
Nous nous permettrons de rappeler que, respectant toujours ce même souci d’horizontalité et d’éviter tout remblai, ces 54 km de linéaire (58 km à l’origine), tout en surplomb des plaines et dessinés par les méandres des reliefs qu’ils effleurent à flanc de coteau, sont maintenus à une altitude constante de 31,35 mètres au-dessus du niveau de la mer, de la sortie de l’écluse d’Argens-Minervois jusqu’aux portes des échelles de Fonseranes, à Béziers. Pour relever ce défi, “l’inventeur du canal”, comme le nommeront ses descendants, soulignant là sa légitimité, eut à braver, avec ses équipes de labeur et ses ingénieurs, toutes les épreuves. Des plus importantes, furent celles de hisser la voie d’eau durant 135 mètres sur son remarquable pont-canal, enjambant l’imprévisible Répudre, de lui faire transpercer le cœur de grès sableux de la colline d'Ensérune par son tout aussi spectaculaire tunnel du Malpas, de 170 mètres de long, puis de la faire plonger, avec douceur, en cette chute vertigineuse de 21,5 mètres que franchissent les degrés de l’Octuple ou “escalier de Neptune”.
À une lieue près

Fort d’avoir vécu la mise en eau et en navigation des biefs entre Toulouse et Naurouze en 1673, de Naurouze à Castelnaudary l’année suivante puis, en 1776, jusque Trèbes ainsi que de Béziers à l’étang de Thau, Riquet annonce à Colbert, à l’été 1680, “entrevoir l’instant où la navigation alloit être établie de l’un et l’autre bout du Canal”. Las ! Le 1er octobre de cette même année, le malheureux disparaît et son décès signe inéluctablement l’arrêt brutal des grands travaux par le “maître”. Il ne lui restait pourtant plus qu’une lieue (4, 828 km) à accomplir pour jouir de l’aboutissement et de la réussite de son incroyable entreprise. Ce sera son fils, Mathias, qui, comme il est écrit, “animé du même zèle que son père, se hâta d’achever ce reste d’ouvrage”, situé au fief du Somail.
Cette eau précieuse…
“Dans un ouvrage de ce genre, qui n’a d’existence que par les eaux, on prend tous les moyens pour les économiser” : si ces mots sont ceux de l’ingénieur François Andreossy, ils pourraient être ceux de notre bon Riquet, tant soucieux de cette difficile gestion de l’eau, précieuse et essentielle. Comme signalé dans de précédentes chroniques, l’envasement et l’envahissement par les herbes aquatiques sont une problématique récurrente. Elle est toujours d’actualité et participe à la difficulté de ce maintien de l’eau en suffisance, confirmant la nécessité de la période de chômage, de mise à sec et d’entretien prévue initialement, ainsi que d’une navigation permanente, celle jadis des barques, aujourd’hui celle des bateaux (élément très en faveur d’un certain redéveloppement du transport fluvial qui aurait l’avantage de naviguer aussi en dehors des périodes touristiques).
… qui s’écoule, s’envole et se perd !

Or, précisément sur le grand bief, les successeurs de notre baron de Bonrepos ont rapidement été confrontés à ces phénomènes de façon plus conséquente encore, la longueur d’un parcours sans écluses et sans grands mouvements d’eau, aux berges ininterrompues qui se dégradent en cascades, s’avérant en être l’accélérateur. De plus, une quasi vidange totale du bief, aux fins de nettoyage et de maintenance pourtant nécessaires, entraînerait des pertes d’eau très conséquentes. Elle nécessiterait ensuite un très délicat remplissage, bien plus lent que sur les petites retenues pour éviter des débordements intempestifs et des différences de niveaux d’eau entre les points les plus en aval et ceux en amont. En 1798, ces niveaux ont été mesurés, après avoir tenté la remise en eau, entre Ventenac et Fonseranes : 42 cm séparaient ces deux points officiels de mesure. Suite à ce constat, il ne fut plus procédé à la mise à sec qu’exceptionnellement et par tronçons isolés, grâce à la construction de batardeaux, barrages de terre et de planches obstruant le lit du canal.

N’oublions pas encore d’ajouter à ces inconvénients de “la grande retenue” ceux de la tramontane, du cers et du “nord” qui, sans vergogne, soufflent leur froidure dans ce couloir tout tracé, ou du marin qui lui y propage son humidité. Et si, un jour, des alignements d’arbres furent plantés pour protéger des assauts du vent, les dégâts du chancre coloré sont venus disséminer les platanes majoritaires… d’autant plus rapidement qu’ils se trouvaient les uns contre les autres en une aussi grande longueur. En conséquence de ces derniers éléments, l’évaporation des eaux du grand bief dépourvu de sa voûte végétale ombragée s’accentue.
Véronique Herman