Voyage entre les mots et les lieux, aux portes des enfers qu’ouvrent tant les tourments des épidémies que ceux des tribulations venteuses de la spéculation. Comment se prémunir ou guérir de ces maux du corps et de l’esprit aussi funestes et néfastes les uns que les autres.
Suite à nos précédentes chroniques à propos de l’épidémie de peste « de Marseille » qui, dès 1720, amena Sète, Agde ou encore Narbonne à régenter la circulation des bateaux, des marchandises et des hommes, replaçons-nous dans ce contexte des précautions sanitaires prises sur le Canal Royal du Languedoc. Ainsi les archives des Voies Navigables de France nous montrent que l’émoi face à la propagation du terrible mal, qui, en Provence, à son sommet terrassa plus de 1000 pauvres humains démunis, se manifesta également à l’intérieur de notre Province.
Serrade protectrice des hommes et des biens carcassonnais
La cité n’est pas encore desservie par le « Canal des Deux Mers » et les consuls de la ville doivent sans doute se réjouir en cette sinistre époque d’avoir refusé de financer les travaux de la grande œuvre de Riquet. Les va-et-vient des barques n’auraient pu être qu’un risque augmenté de la contamination. Mais le souvenir de la peste qui, au XIVe siècle, décima la population est dans les mémoires. Ils se méfient car la voie d’eau est proche (aujourd'hui, elle correspondrait à la rocade ouest de la ville). Un port d’embarquement de marchandises a été construit. Il se trouve à peine à trois bons kilomètres du centre de Carcassonne. Depuis 1684, Il sert de relai au commerce grâce à une « voiture » qui, matin et soir, assure le service avec la ville… Et il est vrai que ce lien avec le canal apporte un bien bel essor au négoce! Mais sous la pression des autorités, les administrateurs du canal vont prendre des mesures de police, obligeant à la « serrade » de quarante jours toute barque non munie du certificat da santé fourni par les instances du port d’embarquement de départ et visé par 3 bureaux de santés des villes de passage. Personnes et chargements y sont contraints. Une ordonnance du 3 octobre 1720 par le subdélégué de l’intendant à Carcassonne montre la consignation de « balles de laine et autres marchandises venant de Marseille ou de la voiturée, dans la masure appelée Demieud après l’écluse de Foucaud » (vestiges aujourd’hui disparus ndlr). Les colis vont être ainsi déballés, dans ce bureau de santé, sorte de Lazaret, en présence des propriétaires, pour y faire quarantaine, (supposés hommes et biens), très certainement, sous l’œil scrutateur de l’éclusier et sous la protection de gardiens. Ces derniers désignés également à « soigner », « aux dépens des dits propriétaires », à restituer puis libérer après quarantaine devaient aussi « se parfumer » à la diligence attentive des consuls.
Les parfums et l’hygiène publique
Lors que l’on ignorait encore qu’il se fallait avant tout se prémunir des puces, vecteur de cette fameuse peste, « se parfumer » était le principal remède hérité des temps anciens contre la maladie et autres terribles maux. « L‘odeur pestilentielle de la mort » est « ce mauvais air qui propage les miasmes et contamine » dit-on. Dans l’ensemble des villes et les villages, on procède à des fumigations avec des herbes aromatiques. Thym, Romarin, ail, cannelle, anis et encens sont les principaux composants de ces « cuissons à l’étouffée » qui embaument rues et ruelles. L'hygiène publique pose là ses premiers pas. Il est encore imposé d’ôter les fumiers des devant de portes, de balayer les rues, de ne plus jeter ses immondices ni de vider son pot d’excréments par les fenêtres, de ne plus écorcher les bonnes viandes (qui ne proviendront plus de Provence) sur l’espace publique, d’éloigner les offices du boucher et du poissonnier et de les installer en dehors de la ville qui devra être nettoyée. Toulouse et Narbonne mettront en place leurs premiers plans de salubrité publique, non sans mal, mais qui se développeront au cours du siècle avec le pavage des rues, la gestion de l’eau potable et de l’enlèvement des immondices... souvent contrés par l’augmentation de la fiscalité urbaine. Quant aux parfums du corps celui très « en vogue » pour s’en enduire la peau, se nomme le « Vinaigre des 4 voleurs » dans lequel Rue, Romarin, Absinthe, Menthe et Camphre ont infusé durant… 40 jours! Cette macération évoque l’histoire de 4 voleurs bien parfumés du dit breuvage, pénétrant chez des pestiférés et les dépouillant sans risque. Il est question aussi de la Thériaque héritée de l’Antiquité et inspirée du contrepoison de Mithridate qui, remise au « goût » du jour dans la pharmacie des monastères, compte dans sa préparation des variantes allant jusqu'à 87 plantes aromatiques.
Ladres et Lazeret

Cette évocation des parfums rappelle les masques des médecins habillés d’une cuirasse de cuir protectrice, le maroquin qui fut éponyme de ces docteurs de la peste, et portant, comme les premiers « médecins becs » à tête de corbeau du XIVe siècle, ce grand appendice nasal rempli de substances aromatiques. Celles-ci devaient protéger mais surtout aider à supporter les « mauvais airs ». Et notre « maroquin » d’ajouter encore de l’ail et de la rue dans sa bouche, de l’encens dans son nez et ses oreilles, tout en portant « bésicles ». Dans cet accoutrement il se rendait dans les lieux ventilés, « hors des murs », là où les pestiférés et les présumés contaminés étaient isolés… Autre héritage du Moyen Âge remémorant les maladreries où jadis les lépreux étaient reclus, et qui, avec la peste, se nommèrent généralement les « Lazarets », ceux qui servirent avant tout de quarantaine pour toute personne ou marchandises suspect. Et l’étymologie fait la boucle puisque le lépreux n’était autre que celui désigné par le mot ladre issu de Lazre, détournement du nom de ce pauvre Lázare couvert d’ulcère et dont la maladie fut assimilée à la lèpre lorsque, par « pathologie verbale » comme le dit Littré, l’accent se fondit au nom pour en faire un mot commun. Si nous avons déjà vu que le Lazaret a trouvé son origine également avec Lazare, voilà qu’en retrouvant notre ladre de Lázare à la porte du mauvais riche, insensible à la détresse du malheureux, ladre change de signification et passe du côté « obscure » de la morale… devenant l’avare, celui des sentiments de pitié, de générosité et de ses biens !
Autre mal autres ladres
Et de l’avare tant préoccupé par ses richesses naît cette bulle spéculative qui provoqua au même moment que l’épidémie de peste, une crise financière et la première réelle panique boursière. Louis XIV vient à peine de quitter son royaume et la lumière de son soleil s’est éteint au ciel de France où une banqueroute se profile (également aux Pays-Bas et en L’Angleterre). Un Écossais du nom de John Law, a persuadé le régent, Philippe d’Orléans, dont il a acquis toute la confiance, de suivre dès 1719 un nouveau système bancaire sur base d’une banque royale « générale », dont seul l’État en détient les actions. Les dettes laissées par les guerres sous Louis XIV sont à « éponger ». Le procéder semble fiable. Comme « deuxième pilier » de ce système, Law a fondé La Compagnie d’Occident, ou Compagnie du Mississippi. Avec pour base la colonisation de la Louisiane en monopole, la spéculation fait monter des actions qui se négocient très rapidement à prix d’or. L’Ecossais est fin stratège. Il absorbe ses concurrents et la Compagnie devient celle des Indes. Les cours s’affolent. Law lance un emprunt. Les émissions de papier-monnaie inondent la finance tout en créant la baisse des taux d’intérêts. Aristocrates et nantis, paysans et modestes artisans, gens du peuple, de la ville et des campagnes, tous entrent dans cette bulle spéculative. Ils misent leurs biens les plus chers sur des dividendes bien trop fragiles… Et en 1720 le système s’écroule. Des émeutes qui feront plusieurs morts ont lieu aux bureaux de la compagnie et Law ne peut endiguer l’hémorragie… la fièvre, le désespoir, la détresse et le mal qui atteint ce monde qui a misé et tout perdu. Et c’est ainsi que parmi les ladres de toute espèce, cette « autre maladie » s’est ajoutée aux maux du XVIIIe siècle naissant.
Véronique Herman