Dès lors que les siècles ont alourdi la charge sur les berges et menacé le tracé initial du canal Royal du Languedoc, il fallut passer du trapèze au rectangle. Les techniques ancestrales rejaillirent alors dans la mémoire des hommes pour sauver ce qu’ils mettaient en péril.

Depuis le 2 novembre dernier, chacun a pu observer le début de la période de chômage et la vidange de certains biefs. Notre canal du Midi a ainsi été mis en sommeil pour mieux être livré au branle-bas des grands travaux d’entretien et de réparations. Or, cet hiver, outre la maintenance habituelle, le remplacement de certaines portes d’écluses ou du système d’ouverture passant à l’automatisation sur plusieurs ouvrages à bassin unique ou double font que les objectifs sont très ciblés. Ils se concentrent sur la restauration des berges du canal du Midi, parfois très endommagées. Une volonté qui s’inscrit dans le projet des replantations pour retrouver une voûte arborée dans les années à venir, mais aussi dans celui de l’aménagement de la magnifique voie verte qu’offre le chemin de halage.
L’arithmétique de Riquet dans la légèreté
Lorsqu’il creusa le lit de son canal, Pierre Paul Riquet le conçut en profil trapézoïdal suivant une arithmétique correspondant au terrain dont il suivait les courbes de niveau et le gabarit de ses barques en fonction des nécessités de la navigation. Ainsi au miroir (à la surface de l’eau) la moyenne de la largeur est de +/- 20 m et au plafond (soit au fond du canal) elle est de +/- 10 m, cela afin de garantir un mouillage aux bateaux de 1,40 m. Monsieur Souldadié, chef du bureau opérationnel plantation et de l’unité ingénierie “grands projets” chez Voies Navigables de France, nous explique qu’au XVIIe siècle, ce profil était bien adapté. “Les barques étaient halées par des chevaux ou des hommes. La vitesse était très lente. C’était une navigation “douce”. Et sur les berges il n’était question que d’animaux, d’hommes et de charrettes légères.”
Quand vint la vitesse et la lourdeur

Notre expert VNF poursuit : “Avec la révolution industrielle, les premiers moteurs sont arrivés et les barques ont pu se déplacer plus rapidement. Des ondes de batillage plus importantes, provoquées par cette vitesse même limitée [8 km/h], ont petit à petit accéléré l’érosion naturelle. L’évolution passant du moteur à vapeur à celui à explosion et le développement du nombre de bateaux pour le transport des marchandises, encouragé par l’essor du commerce du vin au XIXe et jusqu’au début du XXe, ont accentué le phénomène. L’activité aux différents ports de chargement et de déchargement avec le passage de véhicules plus lourds sur le halage ainsi que la pression “naturelle” des terres se sont ajoutées à ces effets, dégradant progressivement la structure même des rives et donc du lit du canal. Et aujourd’hui, les pénichettes et la grande fréquentation touristique amplifient encore le processus.”
Et que disparaissent les platanes
Et, comme le souligne M. Souldadié, “le chancre coloré qui décime les platanes vient écrire une page décisive dans cette problématique car la structure des rives s’effondre sans les racines pour la maintenir. Nous reformons donc ce profil en passant du trapèze au rectangle par le creusement de bords droits et en utilisant la technique du tunage. Nos travaux se déroulent sur deux fronts, nous reconstituons les berges et nous replantons. Sur le département de l’Aude, cela représentera entre 7 et 8 millions d’euros dont VNF assumera la moitié, la Région et le département se partageant l’autre moitié.” Le conseil départemental, qui investit dans la réalisation de la “véloroute”, a dès lors étendu ses interventions à cette réfection essentiel du lit du canal.
Pas de palplanches en métal
Étant donné le cahier des charges inhérent au classement du canal du Midi au patrimoine mondial de l'Unesco, il n’est pas question d’employer du métal pour procéder au reprofilage des berges. Il faut impérativement utiliser du bois et abandonner les palplanches, ces pieux droits profilés s’enclenchant verticalement les uns aux autres pour constituer un mur de soutènement et qui aujourd’hui sont généralement en acier. C’est ainsi que le système de tunage a été choisi avec de solides poteaux de bois de châtaigner ou de chêne capables de résister longtemps dans l’eau.
Le génie végétal

Le mot “tunage” a pour origine un terme de construction fluviale empruntée au néerlandais tuin qui signifie jardin et dont la forme tuun désigne un lieu entouré d’une clôture, d’une haie ou d’une palissade. Tuin, au XIXe siècle, se traduisait par le terme français “clayonnage” que nous pourrions tout à fait employer ici puisqu’il s’agit d’un procédé très ancien se servant des végétaux croisés ou tressés pour former des palissades voire des batardeaux sur les rivières. Des traces de ce precédé se retrouvent en Chine voilà plus de quatre mille ans. Dans les Alpes, suite au déboisement intense au XVIIIe et au XIXe siècle, ces montages de piquets verticaux entrelacés de branchages horizontaux ont été construits afin de remédier aux problèmes d’effondrement des terres, de glissement de terrain et d’inondation lors de fortes pluies. Ce tunage ou clayonnage se retrouve également dans différentes techniques de construction, dont celles de petits canaux, de barrages ou encore de maisons en torchis, ainsi que dans la pratique de la mytiliculture sur le littorale atlantique. Il fait partie de ce qui est appelé le “génie végétal” que nous retrouvons aujourd’hui dans bien des aménagements à tendance naturelle dans nos maisons et jardins.
Et c’est ainsi que ce génie végétal participe de la sauvegarde du grand œuvre de ce fameux “génie de l’eau” qu’était Pierre Paul Riquet.
Véronique Herman