Quand le temps devient fou, que la flambée des prix menace et que les pouvoirs s’affrontent, comme il est mal aisé, sans passer pour insensé, d’être novateur, audacieux et de légitimer ses projets ambitieux.

Louis XIV dans “Illustration de l’Histoire de France”
Mais de quelle époque allons-nous donc vous entretenir ? D’aujourd’hui ? Que nenni ! Il s’agit bien de jadis, de ce XVIIe siècle qui a vu notre bon Riquet argumenter pour que naisse son canal. Il dut, en effet, tant ménager ses ardeurs et que ses prétentions pour ne pas renoncer sous le poids de tensions politiques, religieuses et économiques, dont celles des rivalités quant au prix du grain, alors que planait le spectre des disettes et des famines entraînées par bien des dérèglements climatiques.
Sursaut d’un “âge de glace”
Les météorologues s’accordent à donner le nom de “petit âge glaciaire” à cette période qui débute aux alentours de 1570, s’accentue ensuite et se prolonge, en sursauts, jusqu’au XVIIIe siècle. L’historien de renom Emmanuel Le Roy Ladurie offre, par ses écrits détaillés, un éclairage inestimable sur le phénomène et son impact sur la vie des Français. Avec certes l’aubaine de quelques accalmies bienvenues, les offensives du froid marqueront particulièrement le siècle qui nous occupe. Du nord au Midi, les périodes de pluie intense, entraînant des inondations, et les hivers de plus en plus rigoureux vont faire le désastre d’une France majoritairement agricole. Le blé pousse mal quand il n’est pas détruit, les maigres vendanges se font de plus en plus tardivement et même les arbres accusent une croissance très perturbée. Dans une même temps, les études montrent également une avancée des glaciers dans les Alpes. La fin du XVIe et le début du XVIIe siècle seront tout particulièrement frappés par ces dérèglements climatiques, tout comme la période entre 1640 et 1665, alors que s’échafaude et se fonde le grand dessein de Pierre-Paul Riquet.
Bloquer les prix et les spéculations

Au revers de la médaille que fit briller notre Roi-Soleil, la majorité des historiens considèrent le XVIIe comme un siècle de crises. Celles-ci débutent de façon récurrente avec les mauvaises récoltes des céréales entraînant la flambée des prix. Pourtant il faut se nourrir et l’obsession de chacun devient, essentiellement, celle de trouver de la farine pour le pain. Au diable toute autre dépense telles celles des achats de vêtements, de draps ou de produits manufacturés. S’en suivent alors les fermetures des ateliers et des boutiquiers, la perte d’emploi pour les artisans et des gens du labeur et, ainsi, la chute des rentrées d’impôts pour l‘état. Celui-ci tente bien de bloquer le prix du pain et de constituer des réserves de céréales mais certaines seigneuries, villes et autorités spéculent et ne libèrent les marchandises qu’aux prix les plus hauts tandis que d’autres inondent subitement le marché pour faire chuter les cours et engranger des deniers dans leurs caisses. Le peuple subit dès lors les fluctuations d’un marché dont les plus nantis font la pluie et le beau temps, ces conjonctures étant devenues une réelle aubaine commerciale dissimulée sous le douloureux masque de la crise alimentaire.
Le prix du grain contre une nouvelle voie d’eau

C’est donc sur fond de marasme économique et humain que Pierre-Paul Riquet va devoir exposer ses plans et affronter les hommes influents des États du Languedoc. Or ils sont très frileux de voir se créer un canal qui relierait l’Aquitaine aux belles provinces du Midi. Grands propriétaires de terres agricoles et “décimateurs”, c’est-à-dire évêques, abbés, chanoines ou encore laïcs bénéficiant de lever la dîme versée à l’Église, n’y sont pas favorables. Ils craignent, avant tout, de voir une hausse des impôts, notamment sur la circulation des marchandises, ce qui serait préjudiciable à leur commerce mais aussi concurrentiel à leur propre saisie… La bourse de nos paysans n’est déjà pas bien remplie ! Ils supposent encore que le coût de la main d’œuvre va également augmenter suite à l’important chantier et redoutent encore plus les conséquences, dès la mise en navigation, sur les marchés, et que le cours du grain s’effondre. Les Aquitains sont en effet les rois des froments et de ce maïs, venu du Mexique grâce aux grands explorateurs (dont Christophe Colomb), qui est une réponse face aux disettes grâce à son rendement élevé et régulier par tous les temps. Le canal Royal va les emmener au cœur du Languedoc et ils vont pouvoir exporter leurs céréales vers l’est, envahir le pays et, à coup sûr, faire chuter les prix.
Entre canal et huguenots

Il ne s’agit pas ici de réduire l’influence majeure et intelligente de certains ecclésiastiques, dont celle du cardinal Pierre de Bonzi, gouverneur des États de Languedoc, qui manifesta un soutien sans faille à Riquet, mais nous voulons ici exposer quelques circonstances singulières. Alors que vingt-deux évêques représentent les Etats du Languedoc et qu’ils ont donc manifesté majoritairement leur opposition au projet, ils vont basculer en sa faveur. Ils ont en effet grand besoin pour gouverner, tranquilles, sur leurs terres à la fois de leur indépendance et du soutien de Louis XIV et par conséquent de son ministre Colbert. Et parmi leurs soucis, il demeure celui des huguenots qu’ils voudraient bien voir s’en aller ou se convertir. Il leur faut donc le blanc-seing de leur souverain. C’est ainsi qu’en concédant la construction du canal, en échange, le pouvoir royal fermera les yeux, assez aisément il faut le dire, sur la destruction des temples et l’interdiction des offices aux réformés, cela avant même que Louis XIV révoque l’édit de Nantes. Plus “rien” ne s’opposait donc à la création du canal Royal du Languedoc… et même si Colbert, pourtant très enthousiaste à l’idée, ne vit jamais les navires de guerre de la flotte royale l’emprunter, comme lui avait initialement exposé Riquet !
Véronique Herman