C’était au XVIIIe siècle… Quand les couleurs du Languedoc voulaient revêtir les Tartares de ses belles étoffes d’indigo, de rouge cochenille et de fauve.

Au détour de la triste actualité des événements en Ukraine, nous avons voulu remonter les siècles et exposer succinctement sur cette page un petit détour de l’histoire où le canal du Midi, le port de Sète et les manufactures de draps de notre belle province eurent un rôle, certes bref, mais important, à jouer dans les relations commerciales entre notre pays et la Russie.
Accès à un marché direct
Durant les XVIIe et XVIIIe siècles, les échanges commerciaux entre la France et la Russie sont estimés comme de vrais paradoxes car, alors que les produits du royaume sont recherchés à la cour impériale et inversement, les négociants de part et d’autre ne s’intéressent pas à ces marchés. En effet, pour exemple, les fournitures navales, qui sont les principaux matériaux dont la France a besoin et qu’elle achète, sont importées chez nous par des marchands hollandais qui, bien entendu, prennent leur bénéfice sur chaque transaction. C’est ainsi qu’à la fin du XVIIIe siècle, il s’agit de se pencher sur l’accès direct au marché russe. Or l’hostilité de la population ottomane et la législation protectionniste mise en place par ses dirigeants sont un frein. L’interdit du commerce alimentaire et de matériaux de marine avec “l’étranger” mais aussi du passage de la mer Noire par les Turcs à tout pavillon français sont rédhibitoires à un tel projet.
De Sète à Marseille jusqu’à Kherson

C’est ainsi que la victoire de Catherine II sur les Turcs vient ouvrir une voie possible au large de ce commerce franco-russe. L’impératrice de Russie veut en effet développer le négoce à partir du port de Kherson, sous la direction du prince Potemkine. La France va donc pouvoir acheter mais aussi attirer les négociants russes à Versailles en leur accordant des privilèges douaniers (voir encadré). Le port de Sète, en plein développement et en lien direct avec Marseille d’une part et le canal du Languedoc d’autre part, offre dès lors une ouverture à l’exportation des productions de notre belle province.
Rhabiller les Tartares
L’ambassadeur à Constantinople, François Emmanuel Guignard, comte de Saint-Priest, sensible à cette perspective dont la France pourrait tirer de gros avantages, voit dans ce débouché vers la Russie une opportunité pour acquérir des matériaux plus aisément et surtout pour vendre le café, le sucre et les marchandises provenant des colonies françaises ainsi que toutes celles fabriquées dans nos manufactures, dont les draps de la célèbre Trivalle de Carcassonne. Il déclare dès lors : “Nous débiterons, avec un bénéfice énorme, également nos vins de Provence, de Languedoc et de Dauphiné, nos dorures et même nos draps. Je suis persuadé que les habitants de la partie méridionale de la Russie, qui sont encore vêtus à la tartare et à la polonaise, et s’habillent d’étoffes grossières fabriquées dans le pays, ou de ces gros draps de Pologne qui n’ont que deux ou trois couleurs, se jetteraient avidement sur les draps de nos manufactures de Languedoc. Nous trouverions peut-être beaucoup d’avantages à acheter de première main par cette voie les pelleteries, les tabacs, les chanvres et les cuirs de Russie.”
Un négociant peu négociateur
C’est un négociant marseillais du nom d’Antoine Anthoine qui, entre 1781 et 1782, se voit chargé de faire prendre son essor à ces nouveaux négoces. Tous les espoirs du gouvernement reposent sur lui. Mais hélas, trop persuadé de détenir les subtilités des sensibilités russes et du Levant sur les délicates transactions à mener, notre fier marchand refuse de s’associer avec des hommes d’affaires locaux expérimentés. Il échoue dans son entreprise, tant dans les négociations que dans l’obtention de prix réellement intéressants ou d’approvisionnements suffisants. En 1789, à la veille de la Révolution, notre Anthoine jette l’éponge et emporte dans les abymes de la déception toute ambition de la France à mener bon train sur le commerce en mer Noire.
Quand le prince Potemkine ouvre la mer noire à la France
C’est avec la fondation du port de Kherson (en Ukraine…) que les premiers importants échanges marchands par voie maritime vont avoir lieu entre la France et la Russie. L’impératrice Catherine II va en effet confier le développement du port de Kherson, sur le Dniepr, à son favori, le prince Potemkine. Ce gouverneur général de la Nouvelle Russie va ainsi organiser le commerce par la mer Noire. à l’époque, les Anglais ont fait main basse sur les marchés russes du chanvre, de bois, des mâts et des toiles pour les voiles. Cette “perfide Albion” veut en priver la France afin d’appauvrir une flotte qui, dès lors, manque cruellement de ces matériaux essentiels. Mais le marquis de Vérac, ambassadeur de Louis XVI à Saint-Pétersbourg, va parvenir à convaincre Potemkine d’ouvrir l’accès de la mer Noire, jusque-là uniquement réservée aux transports intérieurs de la Russie. Grâce à la création de la “Compagnie de la mer Noire”, le premier bateau chargé de produits tant convoités arrive à Toulon en 1778. Puis ce sera Marseille. Les arsenaux de Méditerranée vont enfin être livrés mais ensuite aussi ceux du “ponant” (c’est-à-dire à l’est) et donc de l’Atlantique (Le Havre, Cherbourg, Brest) puisque notre canal Royal du Languedoc permet cette “traversée des terres” au départ du port de Sète. Notont cependant si “accès à la mer Noire et à ce commerce” il y a, c’est dans une mesure assez restrictive puisque les navires autorisés ne naviguent que sous pavillon russe.
Des coûts et des couleurs
Au XVIIIe siècle, la maîtrise des teintures de la manufacture royale de draps de la Trivalle faisait la renommée de Carcassonne. Cette plaque d’échantillons ou “montres” de draps détenue aux archives de la Chambre de commerce et d’industrie de Marseille Provence fait partie de la mémoire de l’intérêt des productions drapières du Languedoc dans le commerce vers les pays du Levant. Pour l’époque, la palette très variée de couleurs considérées alors comme “vives” faisait la particularité, la distinction et la valeur marchande des tissus carcassonnais. Les pièces de drap étaient teintes, trempées à chaud dans des bains colorants après avoir été préparées et tissées. Ce procédé effectué sur la trame finie et non sur les fils destinés au tissage garantissait un aspect plus homogène. Cinq couleurs principales étaient définies : bleu, jaune, rouge, brun fauve et noir. Le pigment “indigotine” mélangé au pastel permettait de créer un bleu sans pareil, le brou de noix et la macération d’écorces de saule offraient un camaïeu de bruns jusqu’au noir. L’usage d’autres végétaux élargissait la gamme, comme le “réséda du teinturier” pour le jaune. La cochenille, à différentes concentrations, servait, elle, à produire des nuances de rouge. À Carcassonne les teinturiers, qui étaient un peu considérés comme des “chimistes et alchimistes”, étaient connus pour avoir de l’audace, expérimentant des mélanges et des combinaisons avec des oxydes. Ils obtenaient dès lors une large gamme chromatique aux teintes uniques et souvent rares. Colbert ne manqua pas de faire la publicité des qualités de cette production drapière auprès de Louis XIV, soulignant la belle tenue des couleurs. Notre ministre se laissa même aller à quelques élans poétiques à propos de la couleur, mais il faut dire que celle-ci représentait l’élément principal déterminant le prix de vente de la pièce de drap, qui pouvait augmenter de 30 à 50 % selon la teinture. Ah ! À quoi bon chasser le naturel, notre bon ministre des finances... Il écrivait ainsi : “... la teinture, qui leur [c’est-à-dire aux manufactures de soie, laine et fil] donne cette belle variété de couleurs qui les fait aimer et imiter ce qu’il y a de plus beau dans la nature, est l’âme sans laquelle ce corps n’aurait que bien peu de vie. Toutes les choses visibles se distinguent ou se rendent désirables par la couleur ; et il ne faut pas seulement que les couleurs soient belles pour donner le cours au commerce des étoffes, mais il faut encore qu’elles soient bonnes, afin que leur durée égale celle des marchandises où elles s’appliquent.” *
* Sources des informations : Direction régionale des affaires culturelles
Véronique Herman