Quand, au temps des terres nouvelles et des colonies, les élégants ocelles de ce lézard nommé “rassade” jettent un regard sombre vers l’Afrique et les Amériques, ils croisent les méandres tumultueux de la route du sucre, du troc, des esclaves et de la spéculation d’une diplomatie peu scrupuleuse…

Comme nous l’avons présenté dans notre précédente chronique, le lézard ocellé tient son nom vernaculaire de “rassade”, issu de l’italien razzare qui signifie briller. Dès le XIVe siècle, il s’étend au verbe “raser” dans le sens de “rendre brillant”, aussi lisse et étincelant qu’une perle… précieuse ou de pacotille ! Certes notre glabre petit dragon coloré n’a guère besoin d’un fil aiguisé pour le rendre poli et lustré, mais l’extension du mot qui a désigné des perles de verre colorées, généralement de teinte turquoise, lui colle ainsi à la peau. Et ces verroteries semées dans le labyrinthe de l’histoire vont nous guider dans les sillages de bateaux voguant sur des mers parfois bien houleuses.
Ces précieux bijoux de pacotille

Le terme de rassade est donc utilisé à la Renaissance pour désigner ces jolis grains fabriqués par les verriers vénitiens. Mais, dès le XVIIe, le mot s’étend aux perles constituées avec des coquillages façonnés et poncés, que ce soit en Afrique ou aux Amériques. Bijoux, ceintures ou parures d’apparat, leur valeur peut être à la fois symbolique, sociale voire politique. Leur couleur et leur forme correspondent au rang de celui qui les porte mais aussi à la signification du message qu’elles transmettent lorsqu’il s’agit de les échanger ou de les offrir. Plus elles sont blanches et limpides, plus elles expriment la paix, la sérénité voire s’associent à la pureté ou à la naissance. Si elles sont foncées, elles annoncent la discorde et parfois la guerre ou sont encore signe de mort et, en violet bleuté, marque de deuil. Le comte Louis-Antoine de Bougainville, officier de marine, prestigieux écrivain et grand navigateur, en fait mention au retour de son tour du monde en 1769 (premier exploit pour la France) – “Ces grains de rassade dont on fait des colliers” – et en constate l’importance dans les relations avec les habitants de bien des terres lointaines.
De troc et de traite

Ces petits grains de verre ont en réalité déjà été utilisés depuis l’Antiquité. Ils étaient monnaie d’échange entre les peuples et ont traversé les continents. Si cet usage a plus ou moins été abandonné au cours du temps, les prémices de l’ère coloniale et les découvertes des “terres nouvelles” ont relancé cette pratique. Il s’agit en effet pour les colons d’en offrir “diplomatiquement” et à peu de frais, en échange des présents reçus par les dignitaires autochtones. Très vite, ces verreries vont alors servir de monnaie pour le troc des produits locaux à remporter vers l’Europe… Produits, oui mais pas que ! Car il s’agira aussi et surtout d’acheter, de la même façon, des esclaves...
D’hommes, de femmes et de pacotilles

Rapidement ce système de négoce se développe avec l’avènement, au XVIIe siècle, du commerce triangulaire entre l'Europe, l'Afrique, les Amériques et ses îles nouvelles que sont les Antilles. Comme nous l’avons décrit dans une précédente chronique, c’est sous Louis XIV que l’important négoce du sucre mais aussi la culture dans les plantations en “outre-mer”, avec leur besoin de main d’œuvre, qui seront principalement à l’origine de la mise en place de l’indigne traite d’êtres humains. Face à l’ampleur monstrueuse de ce système, le besoin de produire de grandes quantités de cette monnaie de perles va donc très vite se faire ressentir. On fait alors venir des coquillages des Antilles, on tente des imitations en terre cuite émaillée ou en porcelaine. Mais c’est surtout en verre, brillant et coloré, que la fabrication va s’imposer et en production massive. Ces pacotilles clinquantes vont dès lors faire la valeur de chaque esclave acheté. Un homme vaudra deux fois le prix d’une femme et si la personne est de ”sang mêlé” elle vaudra plus que tout autre.
Au port de Sète

Ces verroteries se produisent par dizaines de milliers. Si il s’en fabrique en Hollande et en Angleterre, il s’en fait peu en France (notamment à Briare) où elles arrivent principalement d’Italie dans les ports de Marseille puis de Sète, devenu lui aussi “port négrier”. Sur les quais, il s’échange des bourses de rassades avec les capitaines des bateaux qui arrivent d’Afrique chargés de leur indigne cargaison. Précautionneusement empaquetées dans des sacs, ces “camelotes” accompagnent ensuite les pauvres esclaves sur les navires à destination des colonies. Dans une moindre mesure, les barques de patrons du canal Royal du Languedoc en emportent également pour gagner Bordeaux et les ports de l’Atlantique où s’est développée l’ignoble pratique de la traite des esclaves. Progressivement remplacées par l’argent, ces rassades à l’usage de “monnaie de traite”, jetant de la “poudre de verre” aux yeux des pauvres crédules, perdurera malgré tout durant trois siècles.
Si au détour d’un muret de pierres sèches ou dans la garrigue, vous avez la chance de croiser notre fameux lézard ocellé, sa robe émeraude garnie du turquoise de ses belles rassades, sachez que celles-là ne se négocient pas ! Et surtout ne tentez pas de les emporter.
Véronique Herman