Au creux des élégants méandres du canal du Languedoc, au fil des temps tumultueux, des plus humbles aux plus grands, démunis face à l’adversité, ils ont confié tous leurs espoirs aux mystères de ces icônes sacrées et posé leurs pas sur ces chemins de ferveur et de dévotion… Poursuivons ainsi avec eux ce voyage au cœur de cette âme humaine désemparée. Reprenons le cours de notre petite rubrique laissée, la semaine dernière, à Toulouse le 18 août 1672, en « présence » de Notre Dame de la Daurade au cœur de sa cité en feu, intercesseuse de cette terre occitane auprès de la miséricorde céleste et qui nous trace la voie vers ces fameuses figures sacrées à l’étrange noirceur.

D’une source au sanctuaire marial
Revenons en deux mots sur cette statue miraculeuse de pur style roman que, en 1212, deux prieurs se chamaillant font disparaître pour plus de trente ans. Elle sera retrouvée en Catalogne sous le nom de la Mare de Deu del Claustre à Solsona dont les traits, nés des mains du Maître toulousain Gilabertus, ressemblent singulièrement à ceux de la Vierge Noire de Montserrat, tant vénérée par le peuple catalan. Mais au bord de la Garonne, elle manque. Son peuple et ses capitouls se languissent de leur petite dame en majesté qui, nichée dans son église aux éclatantes mosaïques dorées (Deaurata), «officie» pour eux depuis… près de neuf siècles! Sa naissance lui est en effet reconnue vers 350 dans un temple romain, là où un siècle plus tard s’édifiera un sanctuaire marial et dont l’emplacement originel était celui d’une source.
Sur le bûcher de la Révolution
A la fin du XIIIe siècle, Raynaldus, un talentueux sculpteur d’Auch, l’a fait enfin réapparaître, sereine et grave, à peine différente, dans sa silhouette assise, tout de bois sculptée. Dès 1324, elle reçoit les honneurs de l’Académie des Jeux Floraux et chaque année, le 3 mai, elle séduit les meilleurs troubadours, ceux qui, lors des joutes poétiques du Verger des Augustines, vont l’honorer en canso et sirventès. Avec les siècles, elle deviendra Notre Dame la brune puis Notre Dame la noire, celle dont, en 1672, les capitouls demanderont la « descente » en procession pour sauver la cité des flammes. Vénérée jusqu’à la Révolution, elle fut brûlée au Vendredi saint de l’an 1794, sous les huées et les insultes… à l’instar de sa « grande sœur » du Puy-en-Velay qui, le 8 juin de la même année, périt dans les flammes sous les cris d’une foule vociférant « A mort l’Egyptienne ». Comme en Auvergne, le culte et les dévotions reprirent à Toulouse avec une nouvelle statue au début du XIXe

Ces Dames noires aux destins croisés
Retracer l’histoire de cette Notre Dame de La Dorade c’est quasiment poser un calque sur celle de chacune de ces énigmatiques figurines aux traits sombres et avancer ses pas dans les empreintes laissées par de sécrètes Vierges noires. La France entière en dénombre environ deux cents exemplaires, la majorité d’entre-elles ayant choisi d’habiter l’Auvergne, rude pays né du ventre de la terre où la fertilité et l’espoir de tous les possibles sont les biens les plus précieux. Pourtant elles n’ont pas totalement oublié notre pays audois qui, lui aussi, l’implore de ses souhaits pour un avenir, fertile et généreux. Notre département en compte donc quelques-unes comme celle de la basilique de Marceille à Limoux ou du sanctuaire de Notre Dame du Cros à Caunes-Minervois. Différentes, à peine parfois, dispersées toujours, sur les chemins de leur histoire elles se croisent en bien des chapitres communs : souveraine déesse, « déesse mère », archaïque et primordiale, elle est la protectrice universelle qui a traversé les âges, celle des chasseurs de l’âge de pierre, des semeurs de grains et des guerriers, celle des autres mères, promesses de descendances.
A début du culte marial
Dans le monde chrétien, les traditions liées à la Vierge ne semblent apparaître en Occident que vers le Ve siècle, tandis que dans le rayonnement de Byzance (Constantinople) l’Empire romain d’Orient a déjà dressé ses temples consacrés à Marie. Magna Mater, on l’y voit portant un enfant, couronnée telle Cybèle et assise comme Isis l’égyptienne. Sa poitrine est généralement cachée par une gorgone à la façon d’Athéna. L’Eglise de Rome adoptera officiellement le dogme de l’Incarnation par le concile d’Ephèse qui la déclare « Mère de Dieu » en 431. L’évolution européenne vers un véritable culte marial viendra bien plus tard, au XIIe siècle, en plein essor de l’art roman, avec saint Bernard, le célèbre Bernard de Clairvaux. Installée sur un trône ou debout en majesté, la sainte égérie est déposée sur les autels de pierre, édifices naturels ou érigés par l’homme. Modeste ou gigantesque, elle est devenue Notre-Dame de toutes les adorations, la figure de proue du grand vaisseau de la chrétienté qui vogue alors allègrement sur tout l’Occident.
« Nigra sum, sed formosa »
Au XVIIe siècle, les Jésuites diffusent ce passage du Cantique des cantiques « Noire moi et jolie » traduction littérale en hébreu de paroles qui en français seront « je suis noire mais belle ». L’apparition de la couleur d’ébène sur ces statues romanes reste parée de tous les mystères et suscite toujours bien des hypothèses: si pour certains ce furent la fumée des cierges et l’oxydation des couleurs qui, au cours du temps, les voilèrent de sombre ; pour la majorité, il s’agit d’un acte bien volontaire qui eut lieu de la fin du Moyen Age jusqu’au XIXe siècle. Au départ cette démarche semble liée à l’échec de la dernière croisade et à la désillusion qui entraîna la défection des pèlerinages. L’Eglise, désirant recentrer ses fidèles sur une icône phare, raviva les dévotions sur les pouvoirs miraculeux de cette mère suprême, capable de convertir les plus mécréants, de triompher des ténèbres et de sauver le peuple du grand fléau qu’était la peste « noire », terrible châtiment divin.
Le christianisme a ainsi marché dans les traces laissées dans la nuit des temps par un Homme « religieux », en communion avec la nature et les éléments qui, pourtant, l’ont toujours effrayé, au plus profond de son âme, par leurs mystères et leur sauvagerie indomptable. L’Église a donc élevé ici comme ailleurs, sa Vierge, mère de Dieu, sur les bases dites « païennes » de notre humanité, exprimant toute la dualité de cette muse du sacré, pauvre paysanne ou Majesté couverte d’or et de pierres précieuses.
Véronique Herman
Certificat de pèlerinage à Notre-Dame de Liesse délivré en 1742 (archives de l’Aisne)
Le roi Soleil lui-même encouragea un réel engouement pour les pèlerinages à la Vierge noire, dont celui de Notre-dame de Liesse dans l’Aisne. Les prières des pèlerins demandaient son intercession pour la guérison de maladies incurables, contre les épidémies dont la peste, la protection des femmes en couches ou pour éviter catastrophes naturelles et les épidémies. Comme dans les autres villes, ces rassemblements dévots représentent une vraie valeur économique puisque des hostelleries sont ouvertes mais aussi de nombreux ateliers d’artisans, dont des orfèvres fabriquant et faisant négoce de croix, médailles et anneaux. Dans certains lieux où le peuple peut honorer la Vierge là où se trouve une source (ce qui est souvent le cas) des bouteilles dites « de la passion » sont vendues. Comme dans la majorité des cas, ce sera la révolution qui marquera la fin de ces manifestations.